Skip to content

Y, Ville nouvelle

Le train s’arrête dans une gare, c’est peut-être la vôtre. Vous cherchez les panneaux, pour savoir où vous êtes. Même en vous collant à la vitre, vous ne distinguez rien. Pour mieux voir, vous descendez. Le train repart avec vos bagages. Sur le quai il n’y a aucun panneau indicateur. Vous demandez aux gens qui attendent comment s’appelle la ville. Ils ont ce regard lourd de rêves, puis se détournent.

Ou encore : vous êtes au milieu d’un parking où les voitures s’alignent à l’infini entre les piliers numérotés PI P2, etc. Vous savez que vous ne retrouverez pas la vôtre, vous avez oublié le chiffre.

Mais vous ne vous réveillez pas. C’est Y.

 

Elle existe sur les cartes routières. Quarante kilomètres de la tour Eiffel, cinquante du château de Versailles. Dans le guide bleu : 100 000 hab. De Saint-Lazare un train y conduit toutes les demi-heures. L’autoroute signale une sortie vers. L’été, côté sud-ouest, on croit apercevoir une nécropole blanche suspendue dans l’air brumeux. L’autoroute plonge entre les hauts talus d’herbe. Un mirage. Il n’y a pas de ville ici. Pans de murs dispersés, lointains. Grues rouges qui bougent doucement dans le ciel. Une longue verrière en carreaux fumés comme des ray-bans géants où miroitent les reflets des choses que personne ne voit.

 

S                                             M

ORDINAL            031 38 43

 

Des surfaces avec des lettres et des chiffres, des vides pleins d’herbe où les caddies sont couchés les roues en l’air.

Cube noir de rouille 3 M MINOSETA. On ne sait déjà plus où il faudrait aller.

Ils l’ont fait exprès pour qu’on n’ait pas le temps de regarder autour de soi, de se demander dans la stupeur qu’est-ce que c’est que ça. À chaque croisement, six flèches indicatrices pour chaque direction. Au premier, il est trop tard. On est en train de repartir sur l’autoroute qu’on vient de quitter ou d’entrer dans la Zone Inconnue bordée de signaux étranges, CIC, Durmétal, ITEP, plus loin encore, dans des chemins sans nom pleins de fondrières brillantes.

Il faut des jours avant de ne plus être continuellement repoussé vers l’extérieur. Des kilomètres d’angoisse butée au milieu des voitures qui vous entraînent dans leur direction afin de mieux vous perdre. On finit par comprendre qu’ici, les murs reculent toujours. Qu’on n’atteindra jamais la tour Bleue, là, devant soi, en allant droit sur elle. Il faut apprendre à trouver le fil conducteur qui conduit à chaque édifice, se repérer dans le labyrinthe des autoroutes qui entourent les murs. S’infiltrer sans peur dans les voies encaissées entre des monticules de terre, qui aboutissent par des huit et des spirales, toujours à un parking. Cela réclame des mois. On se met enfin à rouler sans réfléchir le long des grands talus, au bas des ombres d’immeubles, sous les passerelles immenses pour piétons d’où les enfants crachent posément en sortant de l’école. On relit à chaque fois, sur le bord extérieur du tablier d’un pont, l’erreur commise par le vandale maladroit ou pressé qui a peint en rouge, de gauche à droite, une injure sans destinataire, dépouillée : NOC. Ils peuvent être tranquilles, on n’a plus que des circuits en tête.

Personne ne se promène jamais au bord des voies. Le dimanche, quelques hommes et femmes en short courant, le menton levé. À chaque abribus, un petit tas de monde, descendu des passerelles, l’après-midi, des femmes en boubou à fleurs, en sari, et le soir des hommes en veston démodé, le sac en bandoulière. Inlassablement, les camionnettes vertes et blanches des Espaces Verts sillonnent les voies, les jardiniers en combinaison vert d’eau tondent l’herbe et binent les plates-bandes des terre-pleins.

Des murs lisses et colorés qui décuplent la lumière et le vent, allongent des ombres plus noires qu’ailleurs, creusent des appels d’air glacial. Des parkings, enterrés, couverts, suspendus dans l’espace. Juste la rumeur des voitures. Les sons et les odeurs se diluent. Un silence de bruits évaporés aussitôt émis. Ils ont prévu l’absence d’écho, façades renversées vers le ciel, dégradées en terrasse, offertes au vent. Pas de coulées rectilignes, étroites, ou s’enfleraient les cris et les rires. Personne ne hèle jamais personne, ici la voix ne porte pas. Le silence de cent mille habitants perdus sur des milliers d’hectares de terre arable, réunis en traînées de limaille dans les lotissements bâtis au milieu des bois et des champs. Invisibles.

Ils sont arrivés de partout, ceux qui ne savent pas où aller, qui n’ont pas assez d’argent pour s’installer au cœur distingué des villes, étouffaient dans une interminable rue d’Argenteuil ou sous le tremplin de la Patte-d’Oie d’Herblay. On leur a montré des catalogues de villages coloriés, pour une fois c’était vrai. On leur a dit : « Vous aurez TOUT. »

Il y a tout.

 

préfecture                        crèches                               cinémas

hôtel de ville                    maternelles                      théâtre

hôtel des impôts             CES                                       piscine

gare                                   lycée                                     patinoire

sécu                                   IUT                                         conservatoire

poste                                 ANPE                                    camp de loisirs

EDF-GDF

jardins familiaux

ETC.

Ils ont tout rassemblé au même endroit dans un organigramme de pierres. Trapèzes, triangles, cubes, cylindres, pour faire croire au désordre, à la fantaisie pure, et de la couleur pour faire gai. Mais du bleu, du vert bien glacés, du noir, pour inspirer une attitude respectueuse des institutions, qu’on ne s’imagine pas entrer dans le Centre Culturel comme dans un boxon. La somme de tous les besoins des hommes, des femmes, des nourrissons et des teckels, sociaux, scolaires, administratifs, communicatifs, des besoins sérieux qu’ils pouvaient traiter sur ordinateurs, animer dans des maisons de quartier, des clubs. Diriger. Des besoins avouables, pas de merguez-frites dans une guérite près de la bibliothèque, de bistrot dans la gare pour boire un coup en attendant le train et pisser.

Et d’abord, le plus important de tous, vital, acheter. Ils ont érigé, quand il n’y avait encore que des terres à betteraves, la cathédrale de verre fumé, le Centre Commercial des Deux-Cascades, où il ne pleut jamais, ne fait jamais ni jour ni chaud ni froid, et pourtant les poissons y pourrissent plus vite. Le bruit des pas et les odeurs ont été étouffés. On y trouve tout, à cause de la Samar, on vous y allège de vos bébés dans une garderie pour acheter les mains libres. Les adolescents et les chômeurs peuvent passer la journée là, assis au bord de la margelle du jet d’eau, ou à lire des bédés au Temps de Vivre. La police circule d’un pas nonchalant. Tout en haut, à travers la verrière, on voit les autoroutes, les blocs, dans un rêve de rose indien. C’est le seul monument d’ici dont on fait l’anniversaire tous les ans par des rabais monstres et des « offres spéciales ».

Ils se sont penchés avec une sollicitude touchante sur les enfants, écoles aux teintes hallucinogènes, plus de rues à voitures et mauvaises rencontres mais des allées festonnées de pyracanthes et de genêts innocents où ils pédalent, jouent, marchent vers l’école, loin du monde. Les parents s’émerveillent, « ils ont tout fait pour les enfants ». Soulagés enfin de les avoir fait naître et de ne plus être obligés de s’occuper d’eux. Rassurés, ni drogues ni putes, il n’y a pas de trottoirs.

Il n’y a jamais d’ERREUR. Trois fenêtres en hublot, une baie, deux meurtrières, à nouveau trois hublots, etc. Test, continuez la progression.

Ils ont aménagé les besoins d’espace, de lumière et de joie. Dans les plaines, au fond des combes, sur les collines, ils ont posé des immeubles pistache ou bleu lessiviel, avec des ogives, des terrasses de marinas sans eau, des cottages anglais rose sucré avec trente centimètres de gazon en contrepoint aux bois environnants, des résidences Mansart de 80 m2 à petits carreaux. Ils ont estimé qu’il n’était pas nécessaire d’avoir de l’espace dedans quand il y en avait autant dehors, qu’il fallait prendre le bus ou la voiture pour acheter une baguette de pain. Pour les noms, ils ont ouvert un dictionnaire analogique à « Logement », « Bois », et ils ont appelé les îlots les Terrasses, les Pergolas, les Balcons, les Bocages, les Clairières, les Chênes, épuisant une rubrique avant de passer à la suivante. Puis, pour classer gaiement, ils ont subdivisé chaque îlot en couleurs, les Chênes mauves, les Chênes pourpres, bruns, turquoise, etc., les Dix Arpents roses, ocre, beiges, etc., etc. Et toutes les rues à l’intérieur ne portent que des noms de fleurs.

Mais il n’y a pas de chênes aux Chênes ni de coquelicots rue des Coquelicots et les cottages roses sont blancs. Ils ont séparé les mots et les choses, mis des mots à la place des choses, pour qu’on vive dans le rêve, la poésie, qu’on ne cherche pas de signification. Qu’on oublie aussi que les Arabes vivent dans des immeubles pour Arabes, les ouvriers spécialisés dans des pavillons pour ouvriers spécialisés et les cadres à deux salaires dans des résidences à mezzanine et cheminée. Que le matin les femmes des F5 pour Arabes vont nettoyer les tommettes des résidences à mezzanine sous l’œil amorphe du chien.

Un lieu de rêve. Le train qui vient de Saint-Lazare ne va pas plus loin qu’Y. Il s’arrête sous terre le long d’une gigantesque jambe en jean mêlée à une jambe nue qui aboutit à un morceau de tissu à carreaux vichy vert et blanc, avec des boutons défaits. Quand on arrive par l’escalier roulant dans le hall, on aperçoit le reste de la peinture du sous-sol, les bustes légèrement décalés d’un homme et d’une femme, de manière qu’on voie le chemisier dégrafé de celle-ci. Ils font l’amour dans les fleurs.

C’est presque la seule fresque peinte ici. Ailleurs, sur les murs, aucune scène, aucun visage, même stylisé. Juste, sur un banal immeuble de dix étages, qu’on distingue de très loin, dans des tons violents de rouge et de bleu, une sorte de téléphone ou d’hippocampe. Mais on dirait plutôt un sexe d’homme.

Des écrivains et des gens de la télé viennent de Paris, voir Y. On a déjà eu Victor Rhubarbe, Marie Vicaire, Morosi et Anne-Marie. Ils visitent tous les Equipements, le Centre Culturel, les écoles. Et les enfants se marrent de sauter une heure de cours, d’être photographiés ou de passer à la télé. Ils s’en retournent à Paris en disant : « J’ai vu des enfants heureux » ou « C’est la ville de demain ». Ils ne reviennent plus.

Rien ne distingue en apparence les habitants d’Y. Ils lisent Le Parisien libéré, jouent au loto et vont au cinéma le samedi ou le dimanche. Mais ils ne savent jamais indiquer une route, la moindre rue des Bleuets les plonge dans l’égarement, ils viennent toujours d’arriver.

Presque personne ne meurt ici, sauf, parfois, Hakim, deux jours. On naît seulement. Il n’y a pas de vieux. Pas non plus forcément de vieux gestes, comme tirer sa gaine à deux mains pour la remettre en place, ou de vieilles paroles, du genre, en riant, à un enfant : « Je vais te couper les oreilles ! ». Pas d’ignominies anciennes, les mendiants et les ivrognes ne viennent pas ici. Tout le monde s’efforce de ressembler aux maisons, d’être propre, clair, habillé comme dans les pubs, tous les hommes en employés du Crédit lyonnais, les femmes en présentatrice de bas Dim. Calme. Ils descendent du train sans courir, vous heurtent sans violence et sans excuses, achètent des fleurs et des champignons de Paris dans le hall de la gare, avant de monter dans les voitures et les bus vers leurs villages de vacances. Aux guichets des banques, de la poste, à la caisse du supermarché, ils font des queues interminables sans protester, même à mi-voix. Dans leurs îlots, ils ont des délégués d’association d’habitants pour ça. Jamais un regard de vieille et sale connivence. Décents, ils ne se retournent pas sur les flics qui embarquent un jeune garçon, sur quelqu’un qui pleure. Tous les ans des enfants se noient au milieu des baigneurs dans le camp de loisirs.

Ils écrivent peu sur les murs, sauf des choses comme cette réponse, au bas d’une affiche ordonnant : « Occupez-vous vous-même de vos affaires, autogestion » : JE N’AI JAMAIS FAIT RIEN D’AUTRE.

Chaque matin, un tas brillant gît au pied d’un abribus. Dans la journée, la compagnie des abribus remonte la paroi de verre et en profite pour accrocher dessus un nouveau tableau publicitaire : « Rugissez de plaisir ». Toutes les encoignures de murs sombres, les escaliers, sentent l’urine, la seule odeur que le vent ici n’emporte pas, renforcée toutes les nuits.

On m’a dit : c’est là. On était là sans avoir pénétré nulle part. Je cherchais des rues, des vitrines, du monde, au pire quelque chose comme La Défense. Je ne voyais rien, que la grande verrière qui reflétait les nuages, des blocs erratiques dans un espace sans limite. Peut-être des décombres.

Le vent déferlait sur la tour Bleue aux coulures de menthe en spirale, devant l’entrée des Deux-Cascades. D’un seul coup, la porte franchie, je perdais mon corps. Juste le regard en haut, à fleur de tête. Plus tard, une voix off, la seule chose pour résister à la dilution : « C’est moi, je suis moi… mes cheveux dans le dos… je marche vers le supermarché… » Dans le Monoprix, la lumière est si blanche, aveuglante, que je croyais être jetée sur une scène et je ne connaissais pas mon rôle, ni les gestes qu’il aurait fallu accomplir, prendre des paquets de nouilles, du lait, me réclamait un effort de mémoire. Je revenais dans les allées intérieures du Centre, plongées dans une demi-pénombre. Les gens glissaient sans bruit, juste un murmure, ternes par rapport aux vitrines de robes et de parfums, même la boutique de bricolage paraît luxueuse. Quelques femmes seulement en harmonie parfaite avec le lieu, lèvres rouges, bottes rouges, crinière sauvage, fesses étroites serrées dans des jeans qui avancent avec détermination. La Femme nouvelle. Il me semblait que je n’avais plus d’histoire, ni personne autour. Je retrouvais le jour comme la première fois qu’on sort après une grippe, l’air ne vous porte pas. Il valait mieux ne pas regarder autour, le parking à l’infini, 3M Minoseta, les grues rouges, pour marcher droit. J’allais m’enfermer dans ma voiture. Je n’avais qu’elle pour me protéger de l’espace, des murs bleus et verts. De l’apesanteur.

Je me suis habituée à ce lieu sans mémoire. Il suffit de ne pas lever la tête, de ne pas s’arrêter au pied de la Tour Bleue ni regarder le ciel. Traverser les esplanades venteuses avec sa voix off, sans rien voir, et rentrer chez soi, aux Paradis oranges. On n’a pas l’impression de vieillir ici. Sans âge, comme tout ce qui est autour. Neuf ou sans âge, c’est pareil, et on n’en finit pas d’être dans du neuf. Rien n’a existé avant vous, ni route ni maison. De l’espace sans temps.

Quelque fois encore je me demande à quoi ressemble Y. À quel rêve d’Hommes.

 

 

Texte publié pour la première fois dans ‘Roman’ 5 (‘La génération introuvable’), automne 1983, pp. 27-35, reproduit avec l’aimable permission d’Annie Ernaux. Mise en ligne: le 21 août 2025.