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2012- Cerisy

Des 6 au 13 juillet 2012, s’est tenu un colloque intutilé ‘L’oeuvre d’Annie Ernaux: le temps et la mémoire’ au centre culturel international de Cerisy-la-Salle (programme). Organisé par Francine Best, Bruno Blanckeman et Francine Dugast-Porte, le colloque a bénéficié de longues plages de discussion – auxquelles Annie Ernaux a largement contribué – afin de mettre à jour de nombreuses dynamiques qui traversent l’oeuvre d’Annie Ernaux et sa réception: mémoire, histoire, écriture, domination, pouvoir.

De ce colloque est issu le livre Annie Ernaux, le temps et la mémoire (Stock, 2014).

Présentation de l’ouvrage:

Cet ouvrage est issu du colloque de Cerisy qui s’est déroulé autour d’Annie Ernaux en 2012 et a rassemblé des chercheurs internationaux issus de divers champs disciplinaires. Chaque article est suivi d’un texte de l’auteure et d’une discussion critique, ce qui donne à l’ensemble l’allure d’une libre conversation.
Le temps et la mémoire constituent les deux fils conducteurs de l’ouvrage. Ils sont abordés selon plusieurs problématiques : les évolutions des groupes sociaux, la question de l’humiliation et les problèmes de hiérarchies culturelles, ou encore la constitution d’une mémoire des femmes. Écrire, pour Annie Ernaux, c’est tenter de saisir les multiples dimensions du réel en conjuguant la pression de l’Histoire et la puissance de la mémoire dans la restitution de la vie collective, comme dans celle de la vie intime.
Renouvelant l’approche de l’œuvre par une attention apportée au travail de l’écriture, parfois occulté au profit de la seule dimension sociologique, ce livre permet d’en mesurer toute la richesse et la puissance.

 

Entretien avec Francine Dugast-Porte, co-organisatrice du colloque de Cerisy

 

  1. Quels étaient vos objectifs en organisant le colloque de Cerisy en 2012 ?

 

Nous suivions tous trois depuis le début les publications de livres d’Annie Ernaux, et nous avions été fascinés par Les Années. Francine Best a pris l’initiative de solliciter Edith Heurgon, qui a accepté l’idée d’un colloque sur cette œuvre. Avec l’aide précise de Francine Best, spécialiste de philosophie, grande liseuse de Paul Ricœur, nous avons défini un fil directeur, source du titre du colloque : Annie Ernaux, le Temps et la Mémoire. Nous pouvions ainsi éviter de reprendre les analyses excellemment développées jusque-là dans de nombreux articles et ouvrages d’inspiration principalement sociologique et sociocritique.

Nous étions d’autant plus motivés que nous avions une grande chance : Annie Ernaux acceptait de participer au colloque, d’y intervenir, et nous connaissions à la fois ses convictions et son souci de respect de la littérarité, nous comptions sur son acceptation du dialogue avec les critiques et les universitaires, son acceptation du débat (que manifestent ses ouvrages de réflexion sur sa propre œuvre, ses réponses dans les interviews).

Nous ne voulions pas abandonner l’aspect fondamentalement protestataire d’une œuvre qui dénonçait les relations de domination, mais nous souhaitions que les paroles émanent d’intervenants d’appartenances diverses, que soient ainsi croisés des regards venant de points multiples de la noosphère, intégrant au-delà des disciplines littéraires l’histoire, la philosophie, les didactiques, l’étude de la réception, etc. De fait on parlera au cours du colloque d’approches sociohistoriographiques. Nous pensions bien aussi que serait évoquée la dimension éthique de la préservation du temps passé, sur laquelle Annie Ernaux insiste tant dans Les Années, dimension inséparable de la recherche esthétique, de la forme à trouver (le tableau de Dorothea Tanning symbolise la démarche).

Le souci de la forme nous paraissait essentiel (Annie Ernaux dans l’introduction invoquera Valéry et les « belles œuvres filles de leur forme qui naît avant elles »). Sur ses livres si divers il fallait approfondir les analyses stylistiques et poétiques déjà bien développées par la critique, observer la prise en compte de médiations modernes, la photographie, la chanson. Nous envisagions de ne perdre de vue à aucun moment le travail d’écriture d’un écrivain considéré désormais comme un grand écrivain.

 

  1. À votre avis, quelle place détient Annie Ernaux dans le paysage littéraire actuel ?

 

Elle occupe en effet une place de grand écrivain. Elle paraît fréquemment dans les émissions littéraires, elle est interrogée dans les journaux et les magazines ; l’annonce de ces dialogues est placée en une dans les publications. On recherche ses photos, on la filme, c’est (sans qu’elle ne le souhaite aucunement) un écrivain vedette. La fausse annonce du prix Nobel [1] a déclenché une vague d’enthousiasme, montrant à quel point il s’agit d’un écrivain de référence.  Elle est « classicisée », plusieurs de ses livres sont mis au programme des collèges et lycées. Elle est sollicitée dans le monde des idées, de la politique, elle signe des pétitions, fait partie souvent des comités qui en prennent l’initiative ; c’est une signature, un soutien de poids. Elle incarne une forme d’engagement spécifique de ce début de XXIe siècle.

Elle est évoquée, invoquée, très souvent, à la radio ou à la télévision, par d’autres écrivains, par des essayistes, par des spécialistes de sciences humaine, dès qu’il est question des parcours personnels à succès, de l’ascenseur social. C’est une grande référence pour les auteurs des ouvrages si nombreux qui traitent des transfuges de classe, des clivages socio-culturels. Elle témoigne de l’humiliation, de la honte, elle leur donne un statut par la place qu’elle leur accorde, elle étaye beaucoup d’autres discours.

Elle s’impose dans le combat des femmes, dont elle dévoile crûment la condition, elle présente sans les embellir les histoires individuelles, mais aussi l’Histoire des huit dernières décennies, avec de nombreuses analepses sur la première partie du XXe siècle. Elle ne cherche aucun embellissement, le « scalpel » qu’elle revendique déchire tous les masques. Elle détruit les illusions, peint au vrai le retentissement des événements historiques, transcrit les évolutions — les jeunes lecteurs des Années disent souvent qu’ils ont retrouvé là les récits de leurs parents et grands-parents.

La force du témoignage est liée au jeu très particulier de la première personne, souvent commenté. Après les grandes discussions sur l’enjeu de l’autobiographie et de l’autofiction, un décentrement s’effectue là vers un « je » qui s’assume avec une force neuve comme « nous », et comme « on » : c’est un choix de focalisation essentiel.

 

  1. Depuis le colloque de Cerisy, quelles publications vous semblent être des étapes significatives dans son œuvre ?

 

Après la fresque du XXe que constitue Les Années, les derniers ouvrages m’apparaissent comme des sortes d’agrandissements, de gros plans, d’élucidations neuves : le regard sur la société est à la fois plus complexe, plus critique, peut-être plus résigné et plus désespéré dans Regarde les lumières mon amour ; le décapage est plus rude, plus cruel, dans Mémoire de fille, où la transgressivité de l’œuvre est renforcée. Le registre choisi désacadémise la langue littéraire commune, mais sécrète sa propre résonance poétique, fait écho aux sentences des grands moralistes ; le récit démystifie toute littérature lénifiante.

Ce qui frappe le plus au cours des dernières décennies, c’est le grand nombre d’adaptations des livres pour la radio, pour le théâtre, avec de belles réussites – brefs spectacles monologués, intenses, devant des salles toujours pleines. Même succès considérable au cinéma, particulièrement en cette année 2022 où Annie Ernaux a inspiré deux cinéastes remarquables, qui ont obtenu les prix européens les plus prestigieux.[2]

Elle occupe une place spécifique : pas de didactisme, de thèse défendue, mais la force de la littérature, par son impact propre, impact différent de celui de l’histoire (certaines communications du colloque ont bien montré cette spécificité).

 

[1] En octobre 2021, Annie Ernaux a été pressentie favorite pour le prix Nobel de littérature, finalement décerné à Abdulrazak Gurnah.

[2] Avec les films Passion simple et L’Événement