Parmi les rares photos de famille, anciennes, que je possède, il y a celle du mariage de mes parents en 1928. Elle montre les deux lignées, les deux « côtés », s’étageant sur trois rangs, le premier assis sur des chaises, le second debout, le troisième surélevé sans doute par un banc. Alternent régulièrement un homme et une femme. Deux familles de paysans (mes grands-parents), d’ouvriers (mes parents, mes oncles et mes tantes). Tout le monde est sur son trente et un, femmes en robe claire, hommes en costume sombre. Regards fixés droit devant eux, bouches fermées, au garde à vous face à l’objectif. Au premier rang, les mains sont bien visibles, toutes grandes et fortes, abandonnées sur les genoux, ou posées l’une sur l’autre. Les doigts sont repliés à l’intérieur des paumes. Des mains désoccupées qui se resserrent durement sur elles-mêmes, inaccoutumées à ne rien faire. À chaque fois que j’ai regardé cette photo, je n’ai pu me détacher facilement de ces mains, larges et puissantes, celles des femmes comme celles des hommes. Je suis issue d’eux et d’un monde dans lequel travailler n’avait qu’une forme et qu’un sens : travailler de ses mains.
Je regarde, ici, toutes ces photos d’enfants au travail, d’ouvrières en blouse dans des ateliers, d’hommes courbés sur des pelles, chargés d’un carcan. Des êtres anonymes, vivant dans un temps où je n’existais pas encore, et qui pourtant me bouleversent : je les reconnais. Je veux dire que leurs corps, leurs postures, leurs gestes, font partie de mon héritage. Les mots qu’ils écrivent sur les pancartes de grève appartiennent à mon histoire. Ces photos éveillent une mémoire quasiment incorporée que tous les objets rassemblés dans un musée, les livres historiques, seraient impuissants à ranimer, la grande mémoire du travail. Mémoire contenue dans les récits des grands parents et des parents, à la table familiale des jours de fête, qui dessinaient les deux espaces de la vie, les champs et l’usine, racontaient l’école quittée à douze ans, le placement dans les fermes, puis l’entrée à la fabrique de câbles, l’usine de tissage, les aboiements et les harcèlements du contremaître, le froid des chantiers. Une mémoire qui est dans la langue, dans les mots et les expressions fusant spontanément – « on n’est pas aux pièces ! » – tressant l’ordinaire des jours et des nécessités, définissant à eux seuls tout un monde et dotés d’un poids que ne pourront jamais ressentir ceux qui ne les ont pas entendu prononcer autour d’eux, qui ne savent pas qu’avoir « un travail propre » « travailler à l’abri », « être aux intempéries », constituent des privilèges, ignorent que la débauche signifie la fin de la journée de travail et être débauché non pas avoir perdu la morale mais son emploi. Dans les objurgations adressées aux enfants, « apprends bien à l’école ! », dans les menaces aux adolescentes, « je te foutrai à l’usine, tu verras ! ». Une mémoire qui oscille entre la fierté et l’humiliation.
Comme toute photo, celle qui représente l’individu au travail, plus qu’une autre, tend à enfermer celui qui la regarde dans la vision contingente d’un être là, saisi dans son geste et son décor, détaché du reste de la société. Elle ne dit pas le bruit, les odeurs, les cadences, la sirène. Le salaire. La valorisation ou la stigmatisation de la tâche exercée. Cependant, plus qu’une autre, elle renvoie aux structures économiques de la société. Les images du travail industriel de la première moitié du XXème siècle exsudent l’ordre et la discipline, qui fondaient les Principes de l’organisation scientifique des usines de Taylor, dont la visée était de fixer à chaque individu une place précise à l’intérieur d’une division du travail. Comme dans les couvents où les signes du monde profane sont bannis, où tout doit ramener à Dieu, rien, dans la clôture de l’atelier, n’évoque une vie autre que celle de travailleur. Le décor, dépouillé, austère, ne renvoie qu’à la production. À l’alignement des machines correspond le parallélisme des corps, des gestes et même des regards baissés sur l’ouvrage. La tenue vestimentaire marque l’appartenance de l’ouvrier à l’usine, l’uniformise, telle la casquette qui, avec les « bleus », la musette et la gamelle, symbolise la condition ouvrière masculine et l’oppose au « col blanc ». Si le temps n’est pas montrable dans une photo, temporalité immobilisée, il est sensible dans cette organisation de l’espace, dans cette symétrie, comme infinie répétition et absence d’avenir, qui semble river chaque individu pour toujours à son métier à tisser ou sa machine. Paradoxalement, la clôture du lieu de production, l’enfermement des ouvriers est davantage manifeste, jusqu’au malaise, quand, pour la photo, les hommes et les femmes interrompent leur tâche, suspendent le geste et se tournent vers l’objectif, étonnés ou souriants. Dans cette fugitive et brutale vacuité, de sujets agissants, ils deviennent objets regardés comme depuis un autre monde, le monde extérieur à l’entreprise.
Le plus poignant pour moi réside dans la vision d’enfants attelés à des machines, avec des visages précocement mûrs et sérieux, quand, à la même époque, les rejetons de la bourgeoisie parisienne jouent dans le jardin du Luxembourg, topos des enfances dorées dans la littérature, de Proust à Sartre. Le jeu finissait tôt pour ceux qui passaient du sifflet du maître d’école à la sirène de l’usine, comme aujourd’hui pour les gamins de huit ans qui fabriquent à Taïwan des tee-shirts que porteront les enfants du monde occidental. Et point de rêveuse adolescence. Obligation de se plier à la nécessité dont j’entends encore le discours : « Les parents n’avaient pas les moyens de nous nourrir à rien faire » ou « A ton âge, je travaillais déjà ». Sans doute pas de révolte, les principes d’ordre et de discipline en usage dans le monde de la production ayant déjà été inculqués dans cette bible du parfait citoyen de la Troisième République, Le Tour de la France par deux enfants. Un livre qui martelait à toutes les pages la valeur du travail en ignorant soigneusement le mot grève, faisait des riches et des pauvres des catégories naturelles et immuables, assignait à chacun sa place : « As-tu vu, en passant dans les faubourgs de la ville, ces hautes maisons d’aspect pauvre, d’où l’on entend sortir le bruit actif des métiers ? C’est là qu’habite la nombreuse population ouvrière. Chacun a son petit logement ou son atelier, souvent perché au cinquième ou sixième étage, souvent aussi enfoncé sous le sol, et il y travaille toute la journée à lancer la navette entre les fils de soie. De ces obscurs logements sortent les étoffes brillantes, aux couleurs et aux dessins de toute sorte qui se répandent dans le monde entier ». Ainsi parle M. Gertal, le bon marchand, porte-parole de l’idéologie, au bon petit Julien, futur ouvrier modèle.
Effet pervers de la photographie dont la plaque impressionne nos mythes en même temps que la réalité. Rien ne peut faire qu’un rassemblement de travailleurs dans le lieu clos de l’usine n’évoque la prison ou l’enfer, alors que le faucheur dans un champ lève des images bibliques et poétiques, que le geste du boulanger paraisse plus noble, plus créatif que celui de l’ouvrier aux pièces. D’un côté le sens, de l’autre l’anomie. Autant de fatigue cependant, et de répétition. Il ne faut pas oublier que l’aspiration de quantité de gens, des miens, au début du siècle, a été de quitter la terre, d’échapper au soleil et à la pluie. Que travailler à l’abri dans les ateliers et les usines, avec des horaires fixes, ne plus être isolé, soumis à la domination directe d’un maître représentait le progrès.
Ne pas oublier, en particulier, que l’atelier et l’usine ont joué un rôle libérateur pour les filles et les femmes obligées de gagner leur vie. Cet espace clos où elles sont tenues enfermées est un « dehors » par rapport au foyer, à la famille, la leur ou celle des autres quand elles servent comme « bonnes ». A une époque où le destin assigné aux femmes est de s’occuper de son mari et de ses enfants, où dans les bons romans une jeune fille ne sort pas sans chaperon, l’ouvrière, « en cheveux », est libre de ses mouvements, ne connaît pas la solitude ni le confinement domestique. Elle expérimente la mixité et la camaraderie dans le travail, l’union dans les luttes. La force de la stigmatisation pesant sur l’ouvrière (« ouvrière, mot impie ! » avait tranché Michelet), qui, à la différence de la grisette ou de la midinette, n’a pas suscité d’idéalisation romanesque montre assez ce que son existence et son rôle ont de transgressif. Certes, au cours de siècles précédents, les femmes du peuple, les paysannes, ont toujours travaillé, mais c’est au XXème qu’elles ont commencé à occuper des emplois salariés et à exercer de véritables métiers, investissant des domaines jusque là masculins. La première colleuse d’affiches en 1908 est passée à la postérité. Battant en brèche les stéréotypes accolés à la féminité, fragilité et faiblesse, elle avance tranquille et robuste, portant le seau et l’échelle, bien calée sur l’épaule. On l’imagine, perchée sur un barreau, étalant soigneusement sur le mur l’annonce du dernier spectacle, insoucieuse des quolibets. Comme à l’allumeur de réverbères, dont elle est le pendant urbain, la ville lui appartient. Elle la parcourt de plein droit, non comme un lieu de passage, pour acheteuses et promeneuses, ou de trafic de son corps, la prostituée, mais un espace d’intervention. À l’autre bout du siècle, la chauffeuse d’autobus sillonnera de la même façon tranquille les voies de la ville.
Ces images conquérantes ne sauraient pourtant masquer la persistance d’une division sexuelle du travail. Si, durant la Première Guerre Mondiale, les femmes ont remplacé les hommes dans tous les secteurs d’activité, à la paix elles ont été invitées à retrouver leur place « naturelle », le foyer. Dans les grands cafés parisiens, elles ont rendu leur tablier que les garçons ont repris avec leur plateau et conservé jusqu’à nos jours dans les établissements dont le prestige se signale, entre autres, par un service uniquement masculin. Et si l’on voit des femmes fabriquer des lampes de mineur, piloter des avions, on ne voit pas d’hommes repasser le linge, très peu d’attelés à la machine à coudre, encore moins, plus tard, à la machine à écrire, avant que l’ordinateur ne réalise une certaine égalité d’utilisation d’un outil, sinon des tâches. Car les femmes partagent le travail des hommes, sont associées à la vie économique, mais les hommes ne partagent pas le travail traditionnellement attribué aux femmes. Je note, sans surprise, que dans cette recension du travail au XXème siècle, il y a un grand absent, le travail non rétribué, invisible, soluble dans la société dont il assure pourtant le maintien et la perpétuation, le travail accompli essentiellement par les femmes, cuisine, ménage et soin des enfants.
Tout se passe d’ailleurs comme s’il y avait transfert dans le monde de la production des pratiques en usage dans la sphère privée. Aux hommes, le travail du bois et du métal, aux femmes celui du tissu. Plus souvent que les hommes, les femmes apparaissent sur les photos docilement assises à des tables, les yeux baissés, appliquées à des tâches qui occupent leurs mains. Contraintes à une immobilité du corps qui contraste avec l’agilité des doigts. Insidieusement, les femmes sont sommées d’accomplir ce qu’on imagine être leur nature de femme, faire correspondre leur activité et leur image de faiblesse et de délicatesse, voire de dévouement et d’abnégation. L’investissement massif du tertiaire et de l’enseignement par les femmes à partir des années soixante répondra à ce besoin de maintien de la féminité, du travail « bien pour une femme ». Mais ces images d’une supposée féminité sont mises en pièces ici par la réalité de la robustesse des corps photographiés, nous rappelant que dans la monde paysan et ouvrier, la force et la résistance des femmes ont été longtemps considérées comme des valeurs et que « ne pas avoir de santé » résonnait comme une malédiction. (Aujourd’hui, au Zaïre, les femmes qu’on appelle les « mamans porteuses » se coltinent des charges de cinquante à quatre-vingts kilos sur leur dos.) Les visages des femmes en grève, qui luttent avec les armes du droit et non celles de la séduction, montrent le même mélange de gravité et de fermeté, de fierté, que ceux des hommes.
Travailler de ses mains est une expression impropre, du moins insuffisante, il vaudrait mieux dire : travailler de son corps, de tout son corps, lequel contient forcément la pensée (alors que l’inverse n’est pas vrai, le travail intellectuel est la mise en parenthèse du corps). Ce que montrent magnifiquement les photos, c’est le corps au travail, le corps du travail. Aujourd’hui, où le corps jouissant, sommé de jouir, le corps performant du sportif, le corps ludique ne renvoyant qu’à lui-même, occupe les discours, il est salutaire de faire voir, d’éprouver, le corps qui agit sur le monde. Bras qui abaissent un levier, mains qui assurant leur prise, jambes tendues, écartées, pour soulever un sac, épaules portant, à dos d’homme, des charges qui les font ployer : toutes les postures d’effort et d’équilibre, de tension, par lesquelles le travailleur dit manuel se collette avec la matière, (pas de rhétorique pour la séduire, de métaphores pour la transformer) sont rendues plus que visibles, sensibles Ce corps à corps avec le monde concret, que fixe la photo dans les premières décennies du siècle, laissera peu à peu la place à la beauté du geste, à son caractère insolite et symbolique dont le peintre de Doisneau est le plus magnifique exemple. Peignant d’une main, se tenant à peine de l’autre, tel un oiseau entre ciel et terre, il est l’image à la fois pascalienne, crâne et fragile, de la condition humaine.
Cette esthétisation est en correspondance avec la diminution de la peine physique, du nombre des « travailleurs de force », cette catégorie disparue du langage, comme si la main d’œuvre immigrée qui a remplacé la nationale dans les tâches pénibles n’y avait pas droit. L’essor technologique, la raréfaction du travail et son transfert à moindre coût dans le tiers-monde, ont contribué à l’occultation de ce qui est en jeu dans l’activité humaine, de son sens, ainsi qu’à l’effacement de sa représentation dans l’art et la littérature. L’économie, le marché, sont les valeurs dominantes, dégagées de leur relation au le travail. Et il n’y a plus de travailleurs mais des « agents » de nettoyage, de sécurité ou d’ambiance. L’époque est à l’anomie doublée d’un déni enchanté.
Ce soir, il y avait foule aux caisses de l’hypermarché. Sans arrêt, la caissière disait bonjour avec un sourire, de la main droite elle repoussait la barre de séparation entre les produits de chaque client, actionnait du pied le tapis roulant, saisissait un paquet, le passait devant le scanner puis, le transférant prestement de la main droite à la main gauche, l’enfournait dans un sac en plastique qu’elle avait détaché du lot des autres sacs et ouvert d’un coup sec. Quand le sac était plein, elle le décrochait du support et le poussait vers le client pour en ouvrir un autre. Si le produit ne déclenchait pas un clic au passage devant le scanner, elle le repassait plusieurs fois, à deux mains, plus lentement. En cas d’échec réitéré, elle devait taper tous les chiffres du code barre. À la fin, elle appuyait sur un bouton de la caisse, puis un second selon le type de paiement. C’était le chèque qui demandait le plus de manipulations, l’insérer dans une fente de la caisse, le montrer au client, inscrire au dos le numéro de la carte d’identité du client, le ranger dans un tiroir sous le scanner. Elle disait au revoir puis à nouveau bonjour en repoussant la barre de séparation.
Je revoyais les mains de mes ascendants sur la photo de mariage de mes parents. J’ai pensé que le fil conducteur entre les générations, entre le passé le plus lointain et notre monde d’aujourd’hui, c’était le travail. Sous toutes ses formes. Qu’il faudrait bien lui redonner sa valeur de lien entre les hommes.
Texte publié d’abord dans Acteurs du siècle, dir. Bernard Thibault (Le Cercle d’Art, 2000), 43-53, reproduit avec l’aimable permission d’Annie Ernaux. Mise en ligne: le 8 octobre 2018.