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La photo

Vous êtes droite dans votre siège, impassible. Parée – contre le froid à la tête sous la double protection du bonnet de laine et de la capuche en fourrure – contre le vol à l’arraché de votre sac que vous avez pris soin d’arrimer à votre corps par la bride passée derrière le dos et dont votre main gantée posée sur le rabat redouble la sécurité. Non, il n’est pas encore né celui qui vous en détroussera. Derrière vos lunettes, au fond des deux trous creusés dans votre masque de vieil Indien, les deux billes noires de vos yeux me toisent. Me défient – d’oser écrire sur vous comme ils défient les passagers du bus de regarder en face ce qu’ils ne veulent pas voir, l’inadmissible, la fascinante obscénité d’un visage ravagé par le temps.

Votre dernier visage qui rend insoupçonnable les autres d’avant, certifiés par les photos rangées dans des albums où vous figurez à tous les âges, dans des lieux de villégiature, aux côtés de gens disparus pour la plupart. Il ne vous étonne plus. Vous regardez froidement le matin dans la glace cette peau où il n’y a pas un seul centimètre qui ne soit fendillé, crevassé, ce nez que l’affaissement des joues a érigé en roc au-dessus de deux sillons profonds – dont vous avez oublié qu’ils ont représenté pour vous, à vingt ans, les premiers signes du temps, les premières rides dues au sourire – ces lèvres réduites à un fil où vous avez renoncé à passer un bâton de rouge. Bronzée l’hiver à Courchevel, l’été sur un yacht, vous vous êtes peu souciée de vous protéger d’un soleil auquel vous aviez droit plusieurs mois par an. De toute façon vous n’avez jamais pensé être belle, ni voulu l’être. La beauté c’est la dot des filles pauvres, des sténos-dactylos qui cherchaient à mettre le grappin sur un fils de famille, quelque chose de vulgaire. Vous n’en avez pas eu besoin, pas plus que des études supérieures qui permettent aux boursières de rencontrer un garçon riche et d’entrer dans une bonne famille mais leurs manières de table ne trompent personne sur leur extraction. Vous, vous étiez un beau parti et vous avez épousé à Saint Honoré d’Eylau quelqu’un d’assorti, fondé de pouvoir à la banque Rothschild. Une solide union qui vous laisse, soixante ans après et veuve, à l’abri du besoin pour des siècles. Parce que ce sont les autres qui meurent, pas vous, figée dans une vieillesse éternelle, plus durable que la jeunesse éternelle promise par la crème Elisabeth Arden de vos trente ans.

Je vous invente une vie, la vie de votre regard dans le bus 72.  Un regard qui juge, jauge et sépare – vous sépare instinctivement de tous ceux qui sont dépourvus des signes d’appartenance à votre monde. Le regard inflexible de quatre-vingts ans de domination et de transmission d’héritages, de certitudes morales et financières.

Vous êtes l’effigie accablante de la durée riche. De son évidence arrogante, inentamable. Mes mots viennent buter contre elle, saisie là, nue, irrécusable, par l’éclair de l’appareil. Je soutiens votre regard mais vous êtes la plus forte, vous m’obligez à la violence des mots, vous me subordonnez à votre désir que j’expose ma violence. Entre vous et moi – vous ne le savez pas – il y a ce que vous pensez complètement hors de propos et de réalité, une vieillerie bolchevique qui vous fait rire aujourd’hui comme tous vos amis après vous avoir fait très peur hier, la lutte des classes.

Vous m’obligez à me souvenir de la servitude. Pas la mienne, j’y ai échappé. Celle de mes tantes placées comme « bonnes à tout faire » dès 12 ans, de mon père et de mes oncles « gars de ferme » jusqu’au régiment, celle de ma grand-mère que j’ai vu laver les draps des autres à 73 ans, de la sœur aînée de ma mère qui sentait toujours l’eau de javel des carrelages frottés dans les « grandes maisons ». Une mémoire transmise de la servitude que votre air, votre regard, réveillent du fond de l’enfance.

Vous m’obligez à me souvenir de cette honte que vous n’avez jamais connue puisque c’est vous qui l’avez toujours infligée innocemment – vous ne pouviez donc vous en accuser à confesse – juste avec un regard de dédain posé sur les filles mauvais genre, sans éducation, « ni bonjour ni au revoir c’est dire », ma honte d’adolescente hors de son milieu, celui des « petites gens » comme vous dites, persuadée de parler ainsi d’eux avec affection et bonté.

Vous êtes ma colère.

Vous êtes ma révolte contre cet ordre du monde qui vous a donné ce regard-là. Vous regarder, c’est la faire brûler. En un sens, vous pourriez vous enorgueillir une fois de plus de votre pouvoir, mais ce n’est pas le vôtre, c’est celui de la photo. Plus exactement, de la volonté mystérieuse, admirable de la photo qui m’a jetée dans ce corps à corps avec vous et forcée à dévoiler ma vérité. La vôtre reste muette et insaisissable.

Texte publié pour la première fois ici avec l’aimable permission d’Annie Ernaux. Annie Ernaux a écrit ce texte en 2016, en réaction à la photo d’une femme âgée assise dans l’autobus 72 qui traverse les beaux quartiers de Paris. La photo a été prise par Vincent Josse pour son projet ‘Bus 72’. Mise en ligne: le 17 juin 2019.