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21 Kenver avenue

Au printemps 1960, je suis partie en Angleterre, « au pair ». Ce n’était pas un véritable choix. Je m’étais trompée d’orientation, j’avais compris que le métier d’institutrice auquel je me préparais ne me convenait aucunement. En attendant d’entreprendre des études de lettres à l’université, je passerais 6 mois à perfectionner un anglais que je n’avais jamais eu l’occasion de parler vraiment.

C’était le grand saut dans l’inconnu. A dix-neuf ans, je n’avais jamais quitté la France. Une seule fois, à douze ans, j’avais franchi les limites de ma province d’origine, la Normandie, au cours d’un voyage à Lourdes. Je n’étais jamais allée à Paris. Tout m’était inquiétude, renforcée par la conviction que je ne comprendrais pas un traître mot en arrivant sur le sol anglais. Je devais être accueillie dans une famille de deux enfants, 8 et 12 ans, des garçons, à Londres, c’est tout ce que je savais.

Sur le quai de la gare Victoria, un grand monsieur, brun, avec de grosses lunettes, en imperméable, me regardait interrogativement, il s’est approché et a prononcé mon nom, avec quelques mots de français. C’était Mr Portner. Je me souviens du trajet dans la voiture, grande et très confortable, me demandant où et quand nous allions arriver, de moins en moins rassurée par les grandes voies sans habitations où il me semblait que nous roulions depuis un temps interminable. La voiture a pénétré dans une rue de maisons coquettes et s’est arrêtée devant l’une d’elles. Il y avait un petit jardin devant avec une bordure de jonquilles en fleurs. 21, Kenver Avenue. À des dizaines d’années de distance, je peux entendre la note cristalline de la sonnette de la porte d’entrée, sans doute parce qu’elle tranchait avec la rudesse de la clochette de l’épicerie de mes parents et qu’elle symbolisera toujours l’intérieur feutré au confort délicat de cette maison, telle qu’elle est apparue à mes yeux de 19 ans : une luxueuse bonbonnière, avec sa moquette rouge partout, ses canapés et ses petits meubles laqués. Je ne comprenais pas grand’chose mais l’accueil chaleureux de Mrs Portner et des enfants, Brian le « grand », Jonathan « le petit », a levé l’inquiétude et la tristesse que je ressentais depuis mon départ de France. Aucune trace de la raideur ni même de la réserve que j’avais tant redoutées. C’était l’heure du tea-time, que nous avons pris dans la « morning room », l’immersion instantanée dans le monde anglais.

J’ai en ma possession toutes les lettres que j’ai envoyées à mon amie Marie-Claude durant mon séjour dans la famille Portner. La première date de 3 jours après mon arrivée. J’écris que « Mr et Mrs Portner sont very very sympathiques », que « Jonathan et Brian ont un ukulélé » et que Brian « dès le 1er jour m’a montré la réaction du tournesol dans le HCL ». Les suivantes décrivent avec enthousiasme le mode de vie des Portner, que je découvre, comme s’il s’agissait d’un idéal-type de la famille anglaise. Mais aussi – et je sais combien cela a été important pour moi – celui d’une famille juive. De celle-ci, j’apprendrai l’histoire, laquelle s’incarnera pour moi, pour la première fois, dans des êtres proches. Un sentiment général émerge de cette correspondance, celui d’un agrandissement du monde et d’un enrichissement humain au travers d’une vie quotidienne partagée.

C’est évidemment avec Mrs Portner que j’avais le plus d’échange, mon travail consistant dans la tenue de la maison, que les enfants et leur père quittaient après le breakfast et n’y revenaient pas avant la fin d’après-midi. Un jour, parlant avec mon amie R – également au pair dans une autre famille – de celles que nous nos nommions entre nous, sans intention péjorative, nos « bonnes femmes » – elles nous appelaient leurs « girls » – j’avais convenu que j’aimais beaucoup « la mienne », Mrs Portner. Blonde, un visage très fin malgré son embonpoint, un beau sourire, elle s’habillait pour sortir avec beaucoup d’élégance. J’avais rapidement appris qu’elle et son mari s’étaient élevés socialement sans avoir de diplômes. À distance, je perçois que, même si elle n’avait que 36 ans, je lui trouvais des points communs avec ma mère, une façon directe de dire les choses, des manières d’être populaires, comme parler avec une voisine dans la rue, et une forme de générosité, d’aptitude à chercher et dire ce qui est « fair » (un mot qu’elle employait souvent). Mais par ailleurs, je jugeais avec sévérité sa condition de femme sans profession, vouée au bonheur de son mari et de ses enfants, contre-modèle absolu du destin que je me voulais.

C’est une situation étonnante, particulière, de vivre durant des mois dans l’intimité d’une famille jusqu’ici inconnue, dans une maison dont je connaissais, pour en assurer le ménage – à l’exception de la chambre des parents – tous les détails. J’avais ma vie personnelle – la lecture de nombreux livres français empruntés à la bibliothèque de Finchley, les sorties dans Londres avec R   – et, en même temps, je m’imprégnais silencieusement de la vie des Portner, telle qu’elle se vivait au jour le jour devant moi et dans laquelle je n’aurais jamais à intervenir d’une façon ou d’une autre. Trop consciente d’être un regard étranger introduit dans une famille, je me voulais la plus discrète possible, petit-déjeunant avant tout le monde, lisant dans ma chambre, marchant beaucoup, très loin, jusqu’à Highgate ou Barnett, seule ou en compagnie de R.

Après mon départ, en octobre 1960, j’ai écrit une ou deux fois aux Portner au cours de l’année universitaire. En juillet 1961, avec R. et G., une autre fille rencontrée à la fac, je suis allée en vacances à Londres. Nous logions Nether Street, pas très loin de Kenver Avenue, où je suis retournée. J’ai revu Mrs Portner, et nous avons passé quelques heures ensemble dans le jardin. Il me semble que nous n’avons plus eu de contact dans les années suivantes.

En 2014, en écrivant Mémoire de fille, je suis arrivée aux mois passés en Angleterre, qui faisaient impérativement partie de ce « gouffre » dans ma vie à explorer.  Je ne crois pas avoir hésité longtemps devant le choix d’écrire ou non l’adresse et le nom de la famille où j’avais été au pair 54 ans plus tôt. Peut-être ai-je pensé que, à la différence de H., R. et de tous ceux dont je ne révèle pas l’identité dans le livre, il n’y avait aucune chance pour que celui-ci atteigne Jonathan et Brian, en Angleterre. Curieuse occultation du fait que Mémoire de fille pouvait être traduit en anglais, ce qu’il sera d’ailleurs prochainement. D’où je me demande si, obscurément, je ne voulais pas jeter une bouteille à la mer, en l’occurrence de l’autre côté de la Manche, en direction des vivants, témoins d’un passé commun…

Aussi incroyable que cela puisse paraître, cette bouteille est arrivée. Quand je recense par quel cheminement, je vois une conjonction miraculeuse de hasards. Il y a d’abord un écrivain et traducteur, Anthony Rudolf, qui lit Mémoire de fille l’année suivant sa parution. Il est frappé par la mention des Portner, à Finchley, car il a parmi ses connaissances un Jonathan Portner, dentiste à quelques miles de là. Mis au courant par Anthony Rudolf, Jonathan Portner parle de cette découverte à sa fille Hannah. Or Hannah Portner est l’étudiante, en français, d’Elise Hugueny-Léger, professeur à l’Université de St-Andrews, dont la thèse porte sur mon travail et qui a participé à de nombreux colloques auxquels j’assistais. Grâce à Elise Hugueny-Léger, Hannah a lu et aimé l’un de mes livres, Journal du dehors, et celui-ci lui a inspiré un beau texte sur Paris et Madrid: Journal de deux voyages. Observation et mise en mots du réel. La boucle ne pouvait être bouclée de façon plus merveilleuse… De l’écriture de l’une – c’est l’été 1960, au pair dans la famille Portner, que j’ai commencé un roman – à l’écriture de l’autre …

Alors, bien sûr, nous nous sommes écrit, Jonathan et moi, avec Hannah comme traductrice, plus encore médiatrice entre le passé et le présent. Nous avons projeté de nous voir à Paris.

Nous voici, 58 ans après, le 17 août 2018, Jonathan, Hannah et moi, dans un café du quartier de l’Odéon à Paris, Les Editeurs. Je suis assise en face de Jonathan et d’Hannah, à une table proche des rayonnages de livres qui justifient le nom de l’établissement.

Jonathan est un monsieur aux cheveux gris, dont je discerne dans le visage et surtout dans le sourire très doux – celui de sa mère – le reflet de l’enfant que j’ai connu. Sa voix était celle d’un petit garçon, je ne connais pas celle d’aujourd’hui. De la fille de dix-neuf ans au pair chez ses parents, je ne sais ce qu’il retrouve dans la femme qu’il a devant lui, hormis la blondeur, artificielle aujourd’hui comme hier. Je décolorais mes cheveux châtain et je teins ceux d’aujourd’hui, blancs, en blond. Face à face par hasard dans le métro nous ne nous serions pas reconnus, étrangers l’un à l’autre.  Mais nous nous mettons à parler – en anglais, je tente, avec l’aide ponctuelle d’Hannah – et instantanément il se passe ceci de merveilleux, d’émouvant : le passé se remet à vivre dans ses détails les plus ordinaires, ses anecdotes. J’évoque Perry, le caniche qui avait dévoré l’une de mes « ballerines », Jonathan la chemise de nuit de sa mère que j’avais brûlée en la repassant. Nous faisons resurgir la disposition des pièces de la maison, la place des objets, l’aspirateur dans le placard sous l’escalier, le lavabo dans la chambre des enfants. Surtout, nous parlons des parents de Jonathan tous deux décédés, sa mère, trop jeune, d’un cancer du sein, à la cinquantaine.

Crédit photo: Hannah Portner

J’écoute Jonathan me raconter l’histoire de ses parents, leur origine, la guerre faite par son père dans l’aviation, leur trajectoire de gens « partis de rien » et les déboires où les entraînera un associé en affaires peu scrupuleux.  Ce que j’avais perçu d’eux – de façon parcellaire ou intuitive – acquiert une continuité et une profondeur que mes souvenirs, seuls, ne pouvaient leur conférer. Jonathan les ressuscite dans une dimension autre, plus complexe.

Pour Hannah, qui n’a pas connu ses grands-parents, ni la maison de l’enfance de son père, c’est l’irruption du temps avant elle, celui où elle n’était pas encore. À plusieurs reprises, je me demande ce qu’elle ressent en nous écoutant. Parce que, d’une certaine manière, son père et moi nous sommes ailleurs, dans la fièvre du « temps retrouvé » décliné à deux voix, où chacun se retrouve replongé dans son être d’il y a 58 ans.

Jonathan avait apporté des photos de lui et de Brian, enfants et de ses parents. Je n’avais rien oublié des visages. Du sourire de sa mère, de la prestance de son père. Ensuite, je songerai qu’il devait y avoir un plaisir d’une douceur indicible de pouvoir parler de ses parents disparus à quelqu’un qui les avait connus dans la force de l’âge, possibilité qui s’éloigne au fur et à mesure qu’on avance dans l’existence.

Avant de partir, nous faisons des selfies. C’est alors que nous remarquons l’horloge sous laquelle nous étions assis.

Nous nous dirigeons ensemble vers le Bd Saint-Germain. Je pense à Londres, où je marchais autrefois à 19 ans comme je marche aujourd’hui dans Paris – où, alors, je n’étais jamais allée.

Nous nous quittons au carrefour Odéon, à la station de taxis, très émus. En nous disant au revoir, cette fois, à Londres.

 

Texte inédit d’Annie Ernaux. Mise en ligne: le 11 avril 2019.